Il fut un temps où Jane attendait les couchers de soleil avec une impatience presque enfantine. De Rome à Rio en passant par Hong Kong, elle ne manquait jamais une occasion de s’installer en terrasse, un verre de vin à la main, pour assister au spectacle du jour plongeant dans l’immensité de l’océan, les aspérités d’une montagne, le tumulte d’une ville ou la sérénité d’une plaine. Le virus lui avait volé ce moment dont elle craignait désormais l'arrivée. L’aube était devenue son nouveau rendez-vous privilégié avec le ciel en feu. Il devait être six heures du matin. La jeune femme s’était arrêtée quelques secondes au milieu de Memorial Drive, le regard rivé vers l’est. Jane parvenait encore à trouver de la beauté, de la poésie dans le monde qui l’entourait. C’était probablement la seule chose qui la séparait de l’état sauvage ces derniers jours. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’elle contemplait les détails de la skyline apparaissant doucement à l’horizon, légèrement éblouie par les rayons déjà perçants du soleil texan qui se frayaient un chemin entre les buildings. La journée serait chaude, il fallait trouver de l’eau. La gorge de la jeune femme était déjà tellement sèche que la moindre déglutition lui brûlait le pharynx.

La nuit avait été rude. Après avoir été chassée du bureau où elle avait espéré se reposer jusqu’au matin, elle n’avait pas eu une seule minute de répit si bien que son petit épisode de spleen épistolaire n’avait pas tardé à être balayé par la réalité de la survie. Jane gratta une plaque de sang séché qui maculait son bras droit. Ce n’était pas son sang, ou peut être que si. Elle n’en avait que faire. Elle se mit en route. Son cerveau était vide, elle se contentait de mettre un pied devant l’autre. Elle savait que la cave d’un petit hôtel situé deux kilomètres plus au sud contenait encore plusieurs bouteilles d’eau et quelques boîtes de conserve, du moins c’était le cas cinq jours auparavant. Jane n'était pas au meilleur de sa forme. Chaque mètre parcouru était un combat et ses jambes la soutenaient à peine. Son dernier repas devait remonter à l’avant-veille. Après plusieurs longues minutes de marche, la jeune femme s’arrêta devant le Downtown Parkway. Ce n’était pas l’endroit idéal pour se ravitailler d’autant plus qu’elle risquait de croiser des pilleurs venus siphonner des réservoirs mais elle n’avait pas le choix, elle ne tenait plus.  

Fort heureusement, la jeune femme connaissait la topographie des lieux. Elle évita soigneusement les véhicules et se dirigea prudemment vers les bureaux, le dos constamment collé contre le mur. Une fois arrivée à destination, elle fonça vers les toilettes pour s’abreuver dans une cuvette. Elle ne réfléchissait même plus au caractère écoeurant de ce qu’elle était en train de faire, seul le soulagement de sentir de l’eau couler le long de son oesophage occupait son esprit. Désaltérée, Jane fouilla la salle de détente adjacente. Elle réussit à dégotter une barre chocolatée qu’elle engloutit sauvagement puis entreprit de remplir sa bouteille en vidangeant un chauffe-eau. Quelqu’un devait avoir eu la même idée car à peine avait elle frôlé le groupe de sécurité que les différentes pièces, probablement mal assemblées, se fracassèrent au sol dans un bruyant vacarme. Jane se figea, aux aguets. Des grognements de rôdeurs ne tardèrent pas à se faire entendre. « Merde ! »

La jeune femme n’avait même pas terminé de jurer que la silhouette décharnée d’un premier zombie fit son apparition près de l'entrée. Jane se précipita en direction de l’intrus et lui enfonça son plus gros couteau dans le crâne. Elle ferma aussitôt la porte, pesant de tout son poids contre cette dernière tandis que le requiem lancinant des membres cognant contre le bois commençait à résonner. La respiration de la jeune femme était saccadée et sa poitrine secouée par des salves de palpitations. Il fallait qu’elle se concentre, qu’elle analyse, qu’elle agisse. Elle avait aperçu deux rôdeurs dans le couloir. Ces derniers seraient probablement rejoints par quelques charmants camarades attirés par le bruit. Jane savait qu’elle pouvait s’en sortir, à condition de les abattre un par un, rapidement et méthodiquement. Elle vérifia que le chargeur de son arme à feu était rempli puis crispa ses doigts autour du manche de son couteau. Une main sur la poignée, elle prit une grande inspiration. De l'eau des chiottes, un snickers et quelques zombies, quoi de mieux pour commencer la journée ? Allez ma belle !

Avec son frère, Raffael était parti chercher un peu d’essence dans le stationnement dont ils avaient le contrôle. Ils devaient toujours avoir de l’essence pour la moto d’Hunter ainsi que pour le SUV dont ils se servaient pour les déplacements les plus éloignés de l’hôpital. Sans compter qu’ils ne pouvaient pas savoir s’ils devraient quitter les lieux en catastrophe. Ça serait l’enfer si jamais une telle chose devait se produire et qu’ils étaient en panne d’essence. De plus, cette sortie devait aussi leur permettre d’explorer d’avantage les lieux, histoire de voir s’il n’y avait pas une trousse de premiers soins, voire même quelques médicaments en vente libre.

Les deux frères venaient de terminer de siphonner la voiture du jour et étaient sur le point d’entrer dans la bâtisse abritant les bureaux lorsqu’ils entendirent du raffut. Ça voulait dire des rôdeurs ça. Et possiblement quelqu’un à l’intérieur. Merde! Raff jeta un coup d’œil à son frère et compris aussitôt qu’ils iraient à la rescousse de la personne – ou des personnes pour ce qu’il en savait – prise au piège par les rôdeurs. Raffael attrapa sa machette en espérant qu’il n’aurait pas besoin de faire usage de leurs précieuses munitions. Ils avaient tellement de mal à mettre la main là-dessus qu’il préférait n’utiliser les balles que lorsque les zombies les surpassaient en nombre. De beaucoup. Vraiment beaucoup. Après s’être assuré que Kal était prêt, il poussa la porte sans bruit et jeta un rapide coup d’œil à l’intérieur du bâtiment.

Une porte fermée au fond du couloir, deux zombies plantés devant – un homme et une femme – et qui essayaient d’avancer en vain, bloqués qu’ils étaient par la porte qui les séparaient de ce qu’ils espéraient être leur prochain casse-croûte. Deux zombies, c’était faisable. Ils en prenaient un chacun et ça serait rapidement terminé. Il fallait faire vite avant que le raffut que faisaient les deux monstruosités en attire davantage. Parce que sinon, là ils seraient dans la merde.

Raffael s’avança lentement sans faire de bruit et lorsqu’il fut derrière sa bestiole attitrée – la femme – il lui assena un coup de machette sur la tête. Le plus important quand on voulait se débarrasser d’un de ses monstres: atteindre le cerveau. Alors Raff frappait le plus fort qu’il le pouvait. Tout pour empêcher la bête de se relever. Il grimaça quand le sang gicla sur lui, il serait bon pour une douche une fois rentré à la maison. Euh… l’hôpital!

Il était sorti seul avec sa femme la veille, aujourd’hui avec Raffael, les sorties en famille allaient peut-être devenir courante pour lui qui sait. L’avantage avec son frangin, c’est qu’il n’avait pas besoin de dire un seul mot. Un geste de l’un ou l’autre et ils se comprenaient. C’était bien quand le principal but était de ne pas faire de bruit pour ne pas se faire repérer. Raffael avait compris en un seul regard que Kaleb ne laisserait pas la personne qui était prise au piège derrière. Il savait qu’il y avait quelqu’un là, les rôdeurs avaient repéré une odeur sinon ils ne s’acharneraient pas sur cette porte. Ils n’étaient pas assez intelligents pour ce fier à autre chose que l’odeur et les bruits. Kaleb regarda son frère sortir sa machette en silence, il fit de même. Ils se devaient de garder les balles pour les extrêmes urgences, pour le moment ce n’en était pas encore une. Raffael passa devant et ouvrit la porte, la situation leur fût rapidement révélée. Deux zombies, un homme et une femme, tentait d’ouvrir la porte au fond du couloir. Encore là, les deux frères ne dirent rien, Raff indiqua la femme d’un léger signe, Kal hocha la tête indiquant qu’il avait compris que son frère s’occupait d’elle, lui prenait l’homme.

Leur père avait toujours dit qu’ils étaient aussi silencieux que des chats et savaient se déplacer sans le moindre bruit malgré leur carrure. Il aurait sourit s’il n’était pas aussi concentré à ne pas se faire surprendre par un autre éventuel attaquant. Les zombies présents menaient un raffut d’enfer, ils allaient attirer les autres rapidement si Kal et Raff ne les éliminaient pas. Kal leva le bras presqu’au même moment que son frère et dans un bel unisson, ils frappèrent. Raffael était grand et fort, lui-même n’était pas petit. Ils réussirent sans trop de mal à faire des dommages irréparables aux deux rôdeurs. Ils les achevèrent et s’assurèrent qu’ils étaient bien morts tous les deux. Quoi de plus difficile à tuer qu’une chose déjà morte? Il écouta pour voir si d’autres assaillants venaient vers eux. Ils semblaient avoir de la chance, mais pour combien de temps? Il était temps de faire sortir la personne qui était là-dedans. Kaleb s’approcha de la porte et parla le plus clairement possible sans trop élevé la voix.

-Vous pouvez sortir le champ est libre.

Il se recula pour que la personne puisse sortir aisément. Il se tenait quand même sur ses gardes car il était déjà arrivé qu’un humain qu’ils venaient d’aider les attaques pour voler leurs fournitures. Les gens n’appréciaient pas tous l’aide qu’ils pouvaient apporter. Raffael et lui devaient être beau à voir en plus, ils étaient couverts du sang des zombies qu’ils venaient de tuer. Il espérait que la personne ne les prendrait pas pour des morts-vivants et ne les attaqueraient pas. Il regarda la porte s’ouvrir, sa machette toujours en main, prêt à toute éventualité.

Jane s’apprêtait à se lancer dans une petite valse de la mort avec les rôdeurs quand le bruit caractéristique d’une boîte crânienne cédant sous le poids d’une arme tranchante se fit entendre. Une fois, deux fois. Coupée dans son élan, la jeune femme se figea et tendit l’oreille. Depuis six mois, ses sens s’étaient incroyablement développés. Elle parvenait à percevoir des sons que son cerveau aurait tout simplement ignoré auparavant. Elle avait également appris à faire davantage confiance à son intuition. Lorsqu’elle sentait que quelque chose clochait sans réellement être en mesure de le justifier, c’était en général le cas.

Un calme contrastant avec le raffut qui agressait ses oreilles quelques secondes auparavant s’empara des lieux. Il était évident que les zombies ne s’étaient pas massacrés seuls, des humains se trouvaient indubitablement derrière la porte. Or, ne pouvant ni voir leurs visages ni distinguer la tonalité de leurs voix, Jane ne disposait d’aucun indice pour mesurer leur potentielle hostilité d’autant plus que la différence entre les bons et les mauvais s’affinait chaque jour davantage. Elle n’avait pas le choix, la confrontation était inévitable. Maintenant toujours la poignée de sa main gauche, Jane utilisa sa droite pour ranger son Ka-bar dans l’étui accroché à sa ceinture et se saisir de son semi-automatique. Il fallait absolument qu’elle se ravitaille en munitions, il devait lui rester à peine dix balles dans ce qui était son dernier chargeur. Eau, nourriture, armement, les pénuries semblaient ne jamais frapper séparément.

Une voix masculine se fit entendre de l’autre côté de la porte et le coeur de Jane se souleva aussitôt. Le visage de son plus grand frère apparut comme un flash dans son esprit alors qu’elle se sentait traversée par une chaleur familière. La jeune femme se reprit, la déshydratation devait la faire halluciner. Par ailleurs, elle avait tant pensé à sa famille la veille que sa psyché n’aurait pas eu besoin de creuser bien profondément dans sa mémoire pour lui jouer ce tour. Jane souffla un grand coup. Elle n’allait pas rester enfermée ici toute la journée, le moment était venu d’affronter ces personnes. La jeune femme tourna doucement la poignée. Une fois le pène libéré, elle tira brusquement la porte vers elle, braquant son arme devant elle. Sa mâchoire se décrocha lorsqu’elle reconnut clairement les silhouettes de ses deux frères, machettes à la main, derrière l’embrasure. 


Jane sentait un mélange d’émotions intenses, diverses et complexes monter en elle si bien qu’elle ne parvenait à distinguer si elle était sur le point d’éclater de rire, de crier de joie, de fondre en sanglots ou de partir en courant. La jeune femme savait qu’en s’aventurant sur le terrain de chasse de ses frères ou de sa jumelle, elle prenait le risque de les croiser. Cette éventualité était toutefois l’une de ses plus grandes appréhensions. En effet, Jane avait besoin de préparer minutieusement chaque rencontre avec sa famille afin de ne pas exacerber leurs inquiétudes. Elle devait éviter d’apparaître trop dénutrie, exténuée ou sale. La jeune femme avait surtout besoin de se blinder psychologiquement, de paraître épanouie, aussi absurde que cela puisse paraître. Pour couronner le tout, la famine qu’elle avait traversé ces derniers jours ne l’avait pas épargnée. Son mental était étroitement lié à la plénitude de son estomac, Jane était réellement à fleur de peau. Elle sentait que cette rencontre surprise la bouleversait et qu’il lui en faudrait peu pour décompenser, or elle n’avait aucune envie que cela se produise devant ses frères.

La jeune femme concentra toute son énergie pour se ressaisir. Elle rangea son arme dans la poche arrière de son pantalon, afficha un petit sourire en coin puis désigna l’un des cadavres du menton. « Vous auriez tout de même pu m’en laisser un ! » Jane passa sa main sur sa tempe droite afin d'en ôter le fluide corporel non identifié qui lui avait giclé dessus lorsqu'elle s'était débarrassée du rôdeur puis enjamba les dépouilles au sol pour s'approcher de ses frères et les embrassa chacun sur la joue. Cela lui fit énormément de bien. Jane aurait eu envie de les serrer longuement dans ses bras. Elle ignorait pourquoi elle se retenait, probablement était-ce pour garder le contrôle. Elle rapprocha son dos du mur par réflexe et élargit son sourire.

Quand la porte s’ouvrit, Raffael avait toujours la main sur sa machette. Dans ce monde de dingues, allez savoir ce qu’une personne prise au piège pouvait être prête à faire afin de ne pas se faire détrousser. La surprise se lut sur le visage de Jane lorsqu’elle reconnut ses frères, mais à la vérité, leur surprise devait être toute aussi visible. Raff ne se serait jamais attendue à tomber sur sa petite sœur dans le stationnement qu’ils avaient réquisitionné. Cependant, en regardant sa sœur, Raffael compris vite qu’elle était mal en point, même si elle tentait vraiment d’être convaincante. En réalité, s’il n’avait pas connu sa sœur aussi bien, il aurait très bien pu se laisser berner. Elle donnait bien le change, il se devait de l’admettre. Son petit reproche pour leur signifier qu’ils auraient pu lui laisser un rôdeur ainsi que les baisers sur la joue dont elle les gratifia auraient pu passer pour parfaitement normal. Que Jane s’éloigne avant même que Raff ait pu la serrer dans ses bras était parlant. Il n’aurait pas su l’expliquer, mais ça lui fit vraiment étrange, comme si… comme si elle refusait de les laisser s’approcher de trop près.

- Si tu y tiens, le prochain est tout à toi.

Premier réflexe de Raffael : vérifier que Jane n’était pas blessée. Un peu de sang, mais Dieu merci ça ne semblait pas être le sien. Ce qu’il vit cependant ne lui fit pas plaisir. Elle était maigre à faire peur, un peu plus que la dernière fois qu’il l’avait vue. De toute évidence, Jane ne mangeait pas à sa faim.

- Ça fait combien de temps que tu n’as pas eu une vrai bonne nuit de sommeil et un vrai repas? interrogea Raffael en secouant la tête. Tu sais que tu peux venir à l’hôpital quand tu veux. ajouta-t-il inutilement, sachant bien que sa sœur ne voudrait sûrement pas en entendre parler.

S’il avait été le seul maître à bord, il aurait attrapé sa sœur, l’aurait balancée sur son épaule et l’aurait  ramenée de force à l’hôpital. Elle était entrain de se rendre malade à vouloir la jouer solo. Si, au moins, il savait pourquoi Jane tenait tant à rester seule, peut-être pourrait-il l’accepter. Non. Il ne le pourrait jamais. Il la laissait faire parce qu’il savait qu’il aurait des ennuis s’il se laissait aller à son rôle de grand frère protecteur, mais si ça n’avait été que de lui, il y aurait longtemps que Jane ne serait plus seule à parcourir les rues de la ville.

Jane avait les lèvres sèches, signe évident de déshydratation et elle semblait affamée. En maugréant, Raff attrapa son sac à dos et fouilla dedans à la recherche des barres énergétiques qu’il y gardait toujours. Lorsqu’il en eu trouvées quelques unes, il les fourra dans les mains de sa sœur avec un regard signifiant «si tu me les rends, je te les fais avaler de force». Mais pourquoi n’était-elle pas venue à l’hôpital bon sang? Pourquoi n’était-elle pas allée retrouver Ally? Le groupe dans lequel étaient Alicia et James étaient peut-être très sélectifs, mais Raff connaissait assez Ally pour savoir qu’il aurait fait tempête sur Houston si on avait refusé d’aider sa jumelle. Sa colère aurait été sans égal.

Raffael se demandait vraiment ce qui avait pu passer par la tête de sa sœur, mais il préféra s’abstenir de tout commentaire. Entre lui et Kaleb, son aîné était bien meilleur pour garder son calme. Raff espérait seulement que Kal allait demander à Jane à quoi elle jouait. Parce que pour le moment, lui en était incapable. Pour être honnête, cet éloignement que Jane s’efforçait de mettre entre elle et leur famille le rendait fou. Il ne la comprenait pas et ce n’était pas faute d’avoir essayé.

Jane, c’était Jane derrière la porte. Seigneur, comment sa sœur faisait pour se retrouver dans de pareille situation? La jeune femme semblait attirer toute la noirceur autour d’elle ces temps-ci. Elle croyait qu’il ne l’avait pas vu, il n’était pas dupe, pas plus que Raffael. Ils avaient vu qu’elle avait dû se ressaisir, ils avaient vu qu’elle s’était retenue de les serrer dans ses bras. Elle s’était contentée de les embrasser sagement sur la joue. Même son sourire sonnait faux. Raffael se contenta de sortir des barres protéinées de son sac qu’il donna à la jeune femme avec un air de « ne me contredit pas ». Kaleb aurait pu sourire, mais non. La situation n’avait rien de drôle. La question, son frère l’avait posé, combien de temps par jour dormait-elle? Quinze, vingt minutes?

Kaleb fût plus direct que son frère. Il s’approcha d’elle et examina ses yeux, il lui planta même la lumière de sa torche dans les yeux pour voir. Le pronostique n’était pas bon. Elle semblait souffrir d’anémie, elle était déshydratée et manquait visiblement de sommeil. Après avoir rangé sa torche dans sa poche, il regarda la jeune femme. Il ne savait plus quoi faire pour la convaincre. Il fit un pas vers elle, il fit en sorte qu’elle s’écarte légèrement du mur, il la serra dans ses bras contre sa volonté. Il s’en fichait qu’elle ne veuille pas, il le fit. Il la serra tellement fort qu’il aurait pu lui briser des côtes. Elle était si maigre.

-Tu ne peux pas continuer ainsi Jane. Tu vas te laisser engloutir, tu vas mourir et ce ne sont pas les zombies qui vont t’anéantir, c’est toi, seule comme une grande.

Il avait parlé calmement, sans lever le ton. C’était le son d’un grand frère qui sentait sa petite sœur disparaître sous ses yeux. Un grand frère qui voyait l’âme de sa sœur quitter son corps. Il le savait, il le sentait. Il continua à la serrer contre lui. Il embrassa sa joue et se recula enfin la laissant respirer.

-Tu feras ce que tu veux après, mais pour les prochaines vingt-quatre tu viens avec nous. Tu as besoin de dormir et manger. Tu as besoin d’eau aussi. Tu vas nous accompagner Jane et je suis sérieux, tu n’as pas le choix. Tu me donnes vingt-quatre heures cette fois, je ne t’en demanderai pas plus parce que je t’aime et te respecte, mais tu ne me donneras pas moins.

Il fallait qu’elle se repose, qu’elle le fasse dans un endroit tranquille, un endroit où elle serait en sécurité et n’aurait pas à courir pour sauver sa peau dès qu’elle commençait à s’assoupir. Il savait que Mackenzie serait d’accord pour que Jane partage leur chambre pour la nuit, ou même Raffael partagerait la sienne. Il était hors de question qu’il la laisse partir, qu’il la laisse ainsi. Elle allait mourir si elle continuait à se rythme.

-Alicia doit être dans tous ses états, tu sais ce qu’elle ressent quand tu vas mal, tout comme tu le ressens quand elle, elle va mal Jane. Pourquoi tu lui fais endurer ça?

C’était un coup bas de se servir d’Alicia, mais tant pis. Il prendrait tous les moyens pour la ramener avec lui. Il était hors de question qu’il la laisse partir cette fois. Il ne le pouvait pas.

Jane ne parvenait pas à quitter ses frères des yeux. Elle avait besoin de les regarder, de les scruter, de mémoriser chaque détail de leur visage. Parfois, lorsqu’elle passait plusieurs semaines d’affilée loin d’eux, elle ne parvenait plus à se remémorer parfaitement leurs traits, leur voix, leur odeur. Elle profitait donc de chaque occasion pour ancrer ces caractéristiques dans sa mémoire. La jeune femme n’était pas la seule à utiliser son sens de l’observation. Elle avait bien remarqué que ses frères la jaugeaient de haut en bas afin d’évaluer son état de santé. Ils parvenaient mal à dissimuler l’inquiétude qu’elle lisait aisément dans leurs yeux, probablement ne cherchaient-ils même pas à le faire. Lorsqu’elle leur rendait visite, Jane avait l’habitude de dissimuler son corps sous des vêtements amples. Or, du fait de la chaleur, elle ne portait ce jour qu’un débardeur sans manche dont la coupe accentuait sa morphologie gracile. La jeune femme ne pouvait toutefois pas se mentir à elle-même, elle souffrait de la faim et s'approchait dangereusement de la cachexie. Raff souleva ce point en lui posant des questions auxquelles il ne voulait probablement pas connaître les réponses, elle préféra rétorquer avec dérision. « C’est dingue à quel point c’est dur de trouver un resto décent en ville ces derniers temps ! » Elle était sans doute la seule à avoir envie de faire de l'humour.

Son frère lui proposa pour la millième fois peut-être de l’accompagner à l’hôpital. Jane dissimula un soupir. Elle ne parvenait plus réellement à démêler les raisons pour lesquelles elle refusait de rejoindre sa famille. Certaines étaient anciennes, d’autres s’étaient surajoutées au fil du temps. Jane pencha la tête. « Je sais. » Elle afficha un léger sourire. La jeune femme avait appris à lire dans les yeux de son frère et elle ne mesurait que trop bien la peine qu'elle lui infligeait. Elle aurait tellement voulu le rassurer mais elle savait que rien de ce qu'elle était en mesure de faire ou de dire ne serait suffisant. Raff lui glissa quelques barres énergétiques dans la main. Elle esquissa un rictus, murmura un merci puis les rangea dans son sac avec un pincement au coeur. Profiter sans cesse de l’aide de ses frères sans jamais pouvoir leur rendre la pareille la mettait terriblement mal à l’aise mais elle savait que refuser les blesserait tout autant. De toutes les façons, le regard que lui lançait Raff ne lui laissait pas grand choix.

Comme à l’accoutumée, Kaleb se montra bien plus direct que son cadet. Il braqua sa lampe de poche sur le visage de la jeune femme si bien que, éblouie, Jane fut contrainte de plisser les paupières. Elle se sentait contrariée, frustrée. Pourquoi maintenant, pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi fallait-il que le destin les réunisse ce jour là, dans ces conditions, alors qu’elle était au plus mal ? Le goût amer du dépit lui brûlait la gorge, ou peut-être était-ce la soif. L’aîné n’eut que faire de la distance que Jane tentait d’imposer. Il la prit dans ses bras et la serra tellement fort qu’elle peinait à respirer. Elle n’opposa néanmoins que peu de résistance à cette étreinte, réalisant rapidement à quel point elle en avait besoin. Elle se sentait tellement apaisée, rassurée, en sécurité dans ses bras. Les mots que Kaleb prononça alors la touchèrent en plein coeur. Elle ferma quelques instants ses yeux qui commençaient à s’embuer. Son frère avait raison, elle était en train de s’éteindre. Psychologiquement, physiquement. Elle en était chaque jour le témoin impuissant. Pire encore, l’idée de disparaître ne lui déplaisait pas. Elle se détestait de ressentir cela. Jane se noyait dans ses paradoxes, ses contradictions. Elle suffoquait.

Kaleb mit un terme à l’étreinte. Jane recula d’un pas et prit une grande inspiration. Heureusement, les larmes avaient déserté ses yeux. Son aîné la somma d’une voix ferme de les rejoindre pour vingt-quatre heures. La jeune femme disposait encore de suffisamment de force pour montrer des signes d’opposition. Elle se sentait coincée, prise au piège. Si elle était parvenue à concéder de les délester de quelques barres protéinées, l’idée de profiter à nouveau des ressources et de la protection du groupe de ses frères l’embarrassait terriblement. « Kal… j’ai déjà tellement abusé de vous. Je vous suis déjà tant redevable, je ne peux pas continuer à creuser ma dette indéfiniment. Ce n’est pas honnête vis-à-vis de votre groupe. Il faut que j’apprenne à me débrouiller toute seule, vous ne serez pas toujours là pour… » Jane ravala sa dernière phrase. Elle avait grandi avec la peur de perdre ses frères si bien que cette éventualité était gravée en elle. En revanche, elle n’avait pas pour habitude d’extérioriser cet aspect de sa personnalité. Il lui semblait bien que c’était la première fois que cela arrivait. La jeune femme se reprit. « Il faut que j’apprenne à vivre sans filet. »

Son frère eut alors la brillante idée d’évoquer le nom d’Ally. Jane prit sa remarque comme une gifle en plein visage. Elle se braqua aussitôt. Ses yeux se remplirent du feu d’une colère nourrie par l’immense culpabilité qui la consumait de l’intérieur, baigné dans un océan de tristesse. Elle recula d’un pas et leva sa main devant elle pour signaler à son aîné qu’il venait de franchir une limite. « Laisse Ally en dehors de tout ça … Vraiment, Kaleb. » Jane n’avait pas la force de s’énerver ni de se battre. Elle voulait seulement s’éclipser loin, très loin.

Si lui avait voulu essayer d’y aller en douceur, convaincre Jane de les accompagner pour son propre bien, Kaleb y allait de façon plus directe. Mais il était d’accord avec son frère. Ça ne pouvait plus durer, Jane était entrain de se tuer à petit feu. Sa réflexion comme quoi il était difficile de se trouver un resto décent ne lui arracha même pas un sourire alors qu’en temps normal, ça l’aurait fait rire. C’était dire à quel point la situation était grave. Mais ce qui le fit littéralement enrager, ce fut d’entendre sa sœur dire qu’elle avait suffisamment abusé d’eux. Abusé d’eux? Comment pourrait-elle abuser d’eux, bon Dieu?! Lui donner quelques armes de sa confection ou de la nourriture et de l’eau, des soins, voire même un toit pour une nuit, en quoi c’était abusé? Elle était de la famille! Personne ne voyait les choses sous le même angle qu’elle! C’était quoi ce délire?

- Qu’est-ce que tu racontes là? Prendre soin de toi, c’est abusé de nous? Je vais commencer à croire que le soleil t’a trop tapée sur la tête, Jane! s’exclama brusquement Raffael, un peu plus brusquement qu’il ne l’aurait souhaité. Si c’était toi qui prenais soin de nous, tu penserais qu’on abuse de toi?

Décidément, Raff avait de plus en plus de mal à comprendre sa sœur. Vivre sans filet? C’était supposé vouloir dire quoi ça? Qu’ils étaient son filet de sécurité? Qu’elle devait apprendre à se débrouiller toute seule? Et puis pourquoi devrait-elle tout faire toute seule? Ils étaient une famille! Ce n’était pas à ça que ça devait servir, une famille? S’entraider quand on en avait besoin, être là les uns pour les autres? Se soutenir dans le besoin? Raffael ne voyait pas comment la situation présente pourrait être plus représentative de ce que devait être une véritable famille. S’il y avait une chose que leurs parents leur avaient toujours serinée, c’était qu’ils devaient toujours tout faire pour bien s’entendre, que ça ne soit jamais la guerre entre eux. Et d’être là les uns pour les autres. Et c’était ce qu’ils s’étaient toujours appliqués à faire. Pourquoi tout d’un coup ça serait différent?

Néanmoins, Kal y alla peut-être un peu fort en faisant allusion à Ally, mais Raff compris ce qu’il tentait de faire. Peut-être qu’en la faisant se sentir un peu coupable pour ce que devait ressentir l’autre moitié de leur duo terrible, peut-être qu’elle déciderait de les accompagner? Mais Raffael décida à mettre ses grands pieds dans le plat, encore une fois. Cette fois, il tenta d’y aller plus doucement, de se calmer. Il ne fallait pas braquer Jane parce qu’ils perdraient pour de bon.

- Donne les vingt-quatre heures que Kaleb te demande. Et je veillerai à ce qu'il ne passe plus de commentaires sur Ally.

C’était le moins qu’il puisse faire… même s’il était d’avis que tirer la carte « Ally » ne pouvait pas faire de tort. Enfin, il l’espérait.

- Mais tu dois dormir Jane. Si tu veux jouer sans filet, tu dois pouvoir affronter ce qui est devant toi. Tu as besoin de prendre des forces. Laisse-nous t'aider à le faire.

Il allait répondre à sa sœur qu’elle n’abusait de rien, ni de personne d’ailleurs lorsque Raffael prit la parole. Seigneur Dieu, il remercia presque le ciel que son frère parle enfin. Raffael avait toujours fait profil bas envers Jane, l’avait laissé faire malgré la peur qui lui prenait les trippes chaque fois que leur cadette repartait. Raffael n’avait jamais été un très grand démonstrateur d’émotion. Son cadet n’avait pas tord, Jane s’était occupé de leur père avec Ally alors qu’il était très malade. Est-ce que leur père avait « abusé » de ses bons soins? Certainement pas. Elle l’avait fait parce qu’elle l’aimait tout comme eux l’aimait.

-Père devait se sentir mal d’abuser de toi et Ally ainsi alors.

Il secoua la tête.

-Tu ne comprends pas que ça n’a aucun sens ce que tu dis là Jane? Nous t’aimons, tu n’abuses pas, Seigneur, tout ce que l’on veut c’est prendre soin de toi. Il n’y a aucune place à un abus quelconque dans cette situation. Et puis, les autres savent que nous sommes LES ravitailleurs, ils n’ont rien à dire. On prend tous les risques pour eux, ce qu’on te donne, c’est nous qui l’avons ramené. Personne ne se plaint quand nous t’offrons quelque chose. Ils savent ce que nous avons fait pour l’obtenir et nous pouvons en disposer comme bon nous sembles. On ne te donne jamais plus que ce que nous pouvons.

Il avait mis Jane en colère en utilisant sa jumelle. Tant mieux. S’il pouvait la forcer à réagir, elle se secourait un peu. Cette femme devant lui n’était l’ombre que de sa sœur. Jane était une femme brillante, pleine de vie. Celle qui se tenait devant lui, était tout aussi intelligente, mais la mort rôdait dans ses yeux bien plus que la vie. Quelque chose ou quelqu’un, avait tué Jane de l’intérieur. Il l’avait compris dès qu’il l’avait vu la première fois après le débarquement des zombies. Il avait su, mais il n’avait pas pu agir. Il n’avait pas su quoi faire. Peut-être était-il trop tard même à leur arrivée. Il aurait aimé savoir ce qui se passait dans la tête de sa sœur.

Raffael poursuivit. Il promettait à Jane de faire en sorte que Kal ne parle plus d’Ally si elle lui donnait les vingt-heures demandés. Elle avait besoin de force pour pouvoir sauter sans filet comme elle disait. Jane avait dit quelque chose qui ne lui avait pas échappé. Une phrase incomplète qui avait été remplacé par le filet. « Vous ne serez pas toujours là… ».

-Tu as raison tu sais, nous ne serons pas toujours là. Personne n’est éternel Jane et je dirais même que personne ne va survivre à toute cette histoire. J’en suis aussi conscient que toi.

Oh oui il en était conscient, il savait bien qu’un jour ou l’autre, Raffael, Ally, Jane, Mackenzie et même Amy et Hunter finiraient par mourir. Lui aussi d’ailleurs. Il ne savait pas qui, ni quand. Il ne voulait pas le savoir, mais il ne voulait pas perdre une seule minute loin de ces gens. Il devait le faire comprendre à sa cadette.

-La différence, c’est que j’ai choisit de passer le temps qu’il me reste auprès des gens que j’aime car nous ne savons pas pour combien de temps encore nous les avons. Et au cas où tu l’aurais oublié, tu fais partie de ces gens que j’aime, même chose pour Raffael et Ally.

Il s’approcha doucement de la jeune femme à nouveau. Il se doutait qu’elle se braquerait, mais il s’en fichait, il avait besoin de la toucher. Plus que tout, il devait sentir qu’elle était tangible sous ses doigts, sentir que sa petite sœur n’était pas une enveloppe vide. Il la regarda directement dans les yeux, il s’était légèrement penché pour que son visage soit au niveau de celui de sa sœur.

-Tu nous manques chaque jour un peu plus Jane. Nous ne voulons pas t’aider parce que tu n’es pas capable de prendre soin de toi, nous voulons t’aider par égoïsme, on te veut auprès de nous tout simplement. On ferait n’importe quoi pour que tu restes un peu plus longtemps.

Il se recula doucement ne la lâchant pas des yeux. Il se remit à la hauteur de Raffael.

-Raff à raison, tu as besoin de dormir et de refaire tes forces. Tu veux affronter cette épreuve toute seule, je ne comprends pas pourquoi, je ne comprendrai sans aucun doute jamais à moins que tu ne veuilles bien me l’expliquer un jour. Ce que je sais, c’est que j’ai toujours respecté ton choix. J’ai très envie de t’amener de force avec moi,  je suis sur de ne pas me tromper en disant que Raffael à la même envie. Mais je suis ton frère, je ne t’obligerais jamais à faire quoi que ce soit contre ta volonté, et ce, même si je sais que ce serait pour ton bien. Dans ce nouveau monde, tout ce qu’il nous reste c’est la dignité et la liberté de choisir si on vit avec les autres ou non. Je ne te priverai pas de ce choix.

C’était son choix, il ne le lui enlèverait pas. Même si ça lui démangeait.

-Mais je vais quand même te demander à nouveau de me donner ces vingt-quatre heures Jane. Vingt-quatre heures, tu pourras dormir sans avoir peur, tu pourras manger si tu as faim, boire si tu as soif, passé du temps avec Raff et moi et je te soignerai car je sais que tu es blessée. Ce peut n’être que des égratignures, mais je sais que tu souffres, tu ne peux pas le cacher à un médecin, surtout pas quand ce médecin est ton frère.

Il haussa les épaules comme si le dernier commentaire était inutile. Sans valeur. En ce moment, c’est ainsi qu’il se sentait aux yeux de Jane. Sans valeur. Ils avaient tous été tellement proche, comment elle pouvait être partit ainsi sans eux, comment pouvait-elle les laisser vivre sans elle?

Perdue, Jane se sentait perdue. Elle était enfermée dans une dimension parallèle où les lois communes ne s’appliquaient pas. Ils appartenaient à des mondes différents, ils ne partageait plus les mêmes codes, ils ne parlaient plus la même langue. Ses frères s’acharnaient néanmoins à maintenir un lien, à atteindre la Jane condamnée au silence qui sommeillait, anesthésiée par le venin des ténèbres qui habitaient son esprit et son corps. Ils la tenaient à bout de bras du haut d’une vertigineuse falaise alors qu’elle se balançait au dessus d’un océan funeste, le regard hypnotisé par les vagues, et ils priaient pour qu’elle ne laisse pas sa main leur glisser entre les doigts.

La jeune femme sentait la fébrilité de ses frères. Ils étaient probablement conscients qu’ils abattaient leurs dernières cartes. Elle fut particulièrement surprise par les propos de Raffael, ainsi que par le ton qu’il employa. Elle avait l’habitude de lire entre les lignes avec lui. Le voir se montrer aussi direct la perturbait, bien plus que la teneur de ses propos en eux-mêmes. Kaleb surenchérit, évoquant l’époque où elle avait mis sa vie entre parenthèses pour s’occuper de son père, mourant. Jane était loin d’être convaincue. Elle balbutia : « Ce n’est pas pareil. » Son père était un héros, ses frères étaient des héros. Chaque vie était précieuse, excepté la sienne. Elle avait l’impression de valoir moins que n’importe quel inconnu, de ne mériter ni respect ni assistance, seulement l’exil et l’opprobre.

Indigne, Jane se sentait indigne. Indigne de faire partie cette si belle fratrie. La noirceur de son âme déteignait autour d’elle et gâchait la photographie de famille. Pourquoi s’obstinaient-ils tous à vouloir l’aider ? Les arguments qu’ils utilisaient étaient intelligibles et censés mais ils coulaient sur elle sans l’atteindre. Ils parlaient parfaitement à sa raison mais n’avaient aucune résonance dans son coeur qui lui dictait qu’elle était indigne de faire partie de ce monde, tout simplement. Ses cauchemars n’avaient de cesse de lui en rappeler la raison, c’est bien pour cela qu’elle s’accommodait de ses insomnies forcées. Ils trouvaient toutefois toujours le moyen de venir la troubler, s'invitant parfois pendant la journée. Un café en centre-ville, quelques clients, un latte. Les cris de frayeur, les cris de douleur, l’odeur du sang. La vision des boyaux, des muscles, des os. Le bruit d’un crâne qu’on fracasse. La voix d’une femme, ses mots : « Il faut le tuer. Il va se réveiller, il va devenir comme eux, il faut le tuer. Visez la tête. » Le choc, la brume, le flou. Le chaos autour. L’homme qu’on aime agonisant dans ses bras. La fin. Le claquement de ses dents, le poids du marteau, le black out. Ces reviviscences rythmaient sa nouvelle vie.

Kal continuait à parler, elle restait silencieuse. Il disait vivre en pleine conscience de la disparition plus ou moins imminente de ses proches mais le ressentait-il dans sa chair à chaque seconde ? Cette crainte le rongeait-il dès qu’il fermait les yeux ? Cette angoisse le paralysait-il à chaque fois qu’il voyait l’un des siens franchir le pas de la porte ? Peut-être avait-il réussi à gérer cette terrible réalité, à l’accepter, à passer outre. Pas elle. Il était plus fort qu’elle, voilà tout. Il disait l’aimer mais que savait-il des ténèbres qui se répandaient à l’intérieur d’elle comme une mauvaise herbe? Qui voudrait attendre la fin du monde aux côtés d'une personne atteinte d’une telle infection ? Ils aimaient la Jane d'avant. Celle qu'elle était devenue, ils ne la connaissaient pas. Son aîné s’approcha, à nouveau. Crispée, les bras croisés, la jeune femme le laissait tout de même faire. Elle regardait ses yeux verts, sans réellement savoir ce qu’elle y cherchait.

Ses deux frères allièrent leurs forces et leur rhétorique afin de la convaincre de les suivre. Jane devait tout de même admettre qu’ils étaient d’habiles négociateurs. Raff rentrait dans son jeu, se plaçait de son côté et s’adaptait à sa logique. Kal renversait la situation, prétendant que c’était elle qui était en position de donner et eux de recevoir. Il lui était difficile de refuser dans ces conditions d’autant plus qu’objectivement, elle savait qu’elle avait besoin de tout ce qu’ils pouvaient lui offrir. Jane se sentait comme un animal farouche qu’on tente de capturer. « Les gars, je vous aime plus que tout. Ally et vous … vous êtes tout ce qu'il me reste. Vous me manquez tellement que j’en ai mal, vraiment, physiquement, mais tout est si compliqué. » La jeune femme semblait agitée. Elle hésitait, d’intenses tractations avaient lieu dans son esprit. Elle passait d’une décision à l’autre en quelques fractions de seconde. Les yeux rivés vers le sol, elle finit par prendre une grande inspiration. « Je ne peux pas vous promettre de rester vingt-quatre heures. » Elle releva la tête et murmura : « Mais je veux bien essayer de vous suivre. » On aurait dit que chaque mot lui avait écorché la gorge. Jane avait malgré tout cédé et étrangement, elle se sentait soudain délivrée d'un énorme poids. La pression venait de retomber si brutalement que la jeune femme sentait qu’elle était au bord des larmes. Elle se retourna, fléchit sa jambe contre le mur, posa son sac à dos sur sa cuisse et fit mine de chercher quelque chose à l’intérieur afin de dissimuler son visage, le temps de se reprendre. Pourquoi les rôdeurs ne débarquent-ils jamais lorsqu'on a besoin d’eux ?

Kaleb avait toujours été le champion des discours dans la famille, celui vers qui tout le monde se tournait quand ils avaient besoin d’un discours sensé. Celui qu'il venait de faire était très bon, vraiment excellent en fait, mais Jane ne semblait même pas y réagir, comme si plus rien n’arrivait à l’atteindre, la toucher. Raffael sentait la colère monter en lui. Il voyait sa soeur se laisser mourir, c'était ça la vérité. Elle était en train de se tuer à petit feu. Elle avait eu beau crier lorsqu'il l'avait sauvée, elle avait choisi de mourir en hurlant. Elle aurait sans aucun doute préféré qu'ils ne soient pas là, elle aurait pu mourir en paix. Elle les aurait obligés à tenir leur promesse, car elle se serait transformée en rôdeur à n’en pas douter. Est-ce que c'était ce qu'elle voulait? Se transformer et faire en sorte qu'ils la tuent?

- Si tu nous aimes autant que tu le dis, alors prouve-le. Prouve-nous que tu tiens vraiment à nous en venant passer quelques jours à l’hôpital afin de te remettre sur pied. Mais si tu ne viens pas de ton plein gré, moi je renonce. J’en ai par-dessus la tête de te voir faire n’importe quoi. J’ai toujours fermé ma gueule, mais c’est fini Jane. Tu m’as bien compris? Tu viens de toi-même ou j’abandonne l’idée de te venir en aide. On ne peut pas t’aider si toi tu as déjà renoncé à vivre. Tu ne peux pas juste « essayer », tu dois le faire et vouloir le faire Jane.

Il était content qu'elle accepte de venir à l’hôpital, mais Seigneur, il était trop en colère contre son désir de rester seule pour l'exprimer. Il n'arrivait pas à comprendre ce qu'elle faisait. Il n'arrivait pas à saisir ce qu'elle faisait. Raff en venait même à douter qu’elle-même sache et comprenne. Découragé, il secoua la tête et se passa la main au visage pour se calmer. Il le devait, s'il ne se calmait pas il allait hausser le ton et ce n'était pas une bonne idée.

Il inspira une fois, expira une fois… et recommença avant de reprendre la parole:

- Jane, je ne comprends pas. En quoi le fait d'avoir pris soin de papa est différent de ce que nous voulons faire? Une personne qui en aime une autre veut en prendre soin. C'est normal, c'est comme ça.

Kaleb s'était approchée de leur soeur, Raffael n'avait pas la facilité de celui-ci pour les relations interpersonnelles. Mais il décida quand même de faire un pas vers Jane, elle était toujours accroupie, le visage tourné vers le mur comme si elle ne voulait pas qu’ils puissent la voir. Il la saisie doucement et la fit lentement pivoter vers lui. Il put voir qu'elle avait les yeux plein de larmes. Il eut un soupir et la serra très fort dans ses  bras. Il avait beau être en colère contre elle, Jane n’en demeurait pas moins une des personnes qu’il aimait le plus au monde. Voilà pourquoi la voir se laisser dépérir comme elle le faisait le mettait autant en colère. Dans une rage noire, oui.

- Merde Jane, qu'est-ce que tu fous? Tu dis que tu as mal, mais tu nous plantes là à chaque fois, comme si… Il se passa la langue sur les lèvres le temps de trouver les bons mots. Comme si tu croyais que tu ne valais rien. Comme si, tu te punissais de quelque chose. Dans le genre, « je ne mérite pas d'être heureuse » pour une raison qu’on ignore.

Il étreignit sa soeur contre lui. Il n'avait qu'une envie, la prendre dans ses bras comme une enfant et la ramener avec lui à la maison. Il voulait revenir en arrière et arriver à temps afin de tout faire pour éviter que cette ombre ne s'empare d'elle. S’il l’avait pu, il aurait tout donné pour lui éviter cette souffrance qu’il pouvait lire dans ses yeux.

- Je veux que tu vives Jane. Je veux que tu aies envie de vivre aussi. Est-ce que tu comprends? Dis-moi ce que je peux faire pour t'aider à te redonner envie de vivre?

Il regarda Raffael, son frère était déchaîné. Il avait trop accepté, trop gardé en dedans ce qu’il éprouvait face à la situation maintenant il explosait littéralement. Jane avait dit qu’elle viendrait et essaierait de leur donner vingt-quatre heure, mais ce n’était pas satisfaisant pour Raff semblait-il. Il avait promis de faire en sorte que Kal ne parle plus d’Ally si elle venait, mais maintenant c’était lui qui était en train de péter un plomb. Kaleb ne pouvait pas désapprouver la colère de son frère. Il s’était tellement retenu lui-même, il comprenait que Raffael s’était retenu encore plus que lui et que maintenant son cadet en avait assez.

Kaleb tenta de rester stoïque aux propos de Raffael, seul un petit tic nerveux au niveau de sa mâchoire démontrait qu’il se retenait, il n’était pas insensible à ce qui se passait en ce moment. Mais il ne dit rien, il devait laisser son frère parler. Raff avait passé sous silence tellement de chose, Kal se devait de le laisser parler. Il regarda Raffael se passer la main au visage, signe qu’il tentait de reprendre le contrôle. Le médecin put presque compter les respirations que prenait son frère pour se refreiner dans ses ardeurs. Il comprenait que le but de Raffael n’était pas de faire fuir ou d’effrayer Jane. Raffael semblait avoir compris beaucoup de chose et n’acceptait pas du tout ce que Jane était en train de faire.

Kaleb retient son souffle lorsque son cadet s’approcha de Jane et l’étreignit dans ses bras. Le propos que tient son frère frappa l’aîné de plein fouet. Jane se punir de quelque chose? Oui, c’était plausible. Pourquoi n’avait-il pas pensé à ça plutôt. La jeune femme semblait s’appliquer à souffrir le plus possible et semblait croire que c’était ce qu’elle méritait. « Je veux que tu vives Jane » C’était les propos de Raffael. Kaleb en eut la gorge nouée. Sa sœur ne voulait plus vivre, c’était devenu une évidence et pourtant lui-même ne l’avait pas compris de cette façon.

Il regarda son frère et sa sœur, Raffael étreignait Jane comme s’il avait peur qu’elle ne s’enfuit. Jane, petite Jane, elle avait toujours eu tellement de mal à les laisser partir à l’étranger Raff et lui. Maintenant c’était eux qui avaient de la difficulté à la laisser partir. Si eux pouvaient mourir en mission, Jane elle semblait désirer mourir seule, tuer par un zombie. C’est pour ça qu’elle leur avait fait rappeler leur promesse. Elle savait qu’elle ne tiendrait plus longtemps. La noirceur l’attirait trop pour rester dans la lumière, il se sentait stupide de ne pas avoir compris tout ça plutôt. Il resta silencieux pour une fois. Il voulait que les propos de Raffael, le silencieux Raffael, se fraye un chemin dans la conscience de sa sœur, il espérait qu’elle comprendrait, qu’elle finirait par voir qu’elle n’avait pas à ce punir. Ils avaient tous fait des choses si horrible depuis le début de cette histoire.

Il était content que ses parents soient morts et n’aient pas eu à vivre tout ça. Il n’aurait pas supporté d’avoir à les supprimer en tant que zombie.

La tension remonta d’un cran. Raffael était sorti de sa réserve, il avait ouvert les vannes et semblait libérer tout ce qu’il avait encaissé depuis des mois. Jane se figea. Les mots de son frère lui glaçaient le sang. Malgré l’effort notable qu’elle avait fourni pour faire taire ses démons intérieurs et accepter de suivre ses aînés, elle se retrouvait exposée à la violence d’un discours qu’elle recevait de plein fouet, à la manière d'une gifle magistrale. Accablée, Jane se rapprochait du sol comme si elle avait voulu s’enfouir plus bas que terre. Elle le savait préoccupé mais elle était loin d’imaginer que son comportement le touchait autant, elle en avait presque honte. La jeune femme ferma silencieusement son sac, prête à filer tel un courant d’air après l’orage.

Jane entendait la respiration de son frère derrière son dos alors qu’elle hésitait à s’échapper. Raffael poursuivit alors d’une voix plus calme. Elle l’écouta sans dire un mot, comme si elle n’osait l’interrompre. Elle ne pouvait toutefois pas s’empêcher de répliquer silencieusement, dans son esprit. Bien évidemment que tout était différent. Son père était malade dans son corps. Quant à elle, c’était son âme qui pourrissait, baignant dans le sang qui maculait encore ses mains. Jane leur faisait sans cesse promettre de la tuer si elle se transformait en zombie. Sans doute ne comprenaient-ils pas la portée de cette requête. Ils ne se rendaient pas compte que ce voeu était un cadeau, probablement l’un des plus beaux qu’elle pouvait leur offrir en ces heures sombres. Elle leur donnait l’autorisation d’ôter toute vie en elle. Elle les absolvait à travers le temps, au delà de la mort, pour ce geste atroce qui resterait à jamais gravé en eux, comme il était resté gravé en elle, à la différence qu’elle ne serait jamais pardonnée alors qu’ils l’étaient déjà. Elle tentait de les éloigner de la malédiction du deuil coupable qui la poursuivait depuis six mois.

La jeune femme sentit les mains de son frère sur ses bras. Il l’attira vers lui. Elle aurait pu résister, cacher les preuves de sa tristesse. Elle ne le fit pas, comme si tout cela n’avait plus d’importance. Elle vit une sincère affliction dans le regard de Raffael lorsqu'il croisa le sien, empli de larmes qui semblaient ne plus vouloir couler. Elle se laissa étreindre, lessivée par l’ascenseur émotionnel qu’elle était en train de subir et rassurée que son frère soit encore capable d’avoir un élan d’affection à son égard, malgré sa colère. Elle ignorait si c’était à cause du langage de ses yeux ou des mots étonnamment justes qu’il prononça alors qu’il la serrait dans ses bras mais pour la première fois peut-être, elle eut l’impression qu’ils étaient du même côté, désemparés et impuissants face aux forces obscures qui tournaient autour d’elle comme des vautours affamés. Il voulait qu’elle vive, qu’elle ait envie de vivre. Elle aurait tellement voulu exaucer son souhait mais elle n’y parvenait pas. Elle se contentait d’errer telle une ombre, répondant à ses instincts reptiliens, laissant la nature et ses droits disposer d’elle. La jeune femme décolla sa tête de l’épaule de son frère et le regarda dans les yeux. « Tu ne sais pas ce que j’ai fait Raff. » Jane se releva doucement. Elle resta songeuse quelques instants, perdue dans ses pensées. Si Warren avait pétrifié son coeur, les autres avaient meurtri son âme. Les autres. Deux hommes, une femme, un adolescent. La jeune femme avait toujours tué par nécessité, par légitime défense, mais un meurtre reste un meurtre.

Le feu d’une rage mal dominée mêlée à un désespoir intense s’était mis à brûler dans ses yeux. Jane se positionna entre Kaleb et Raffael. Elle les regardait tour à tour, agitée par la colère, la détresse et la culpabilité. « Vous ne savez pas ce que j’ai fait. J’ai fait des choses horribles. J’ai tué des gens. Ce nouveau monde m’a transformé en une personne que je méprise, que je ne peux pas supporter. » L’ancienne humanitaire, l’ancienne hôtesse de l’air qui avait passé sa vie à relier les hommes entre eux, à travers les continents, au-delà des cultures, celle qui avait hissé l’Homme au rang d’idéal, persuadée qu’il était bon par essence, celle qui avait construit son existence toute entière sur des valeurs humanistes et altruistes était la preuve vivante que les fondements de son identité n’étaient qu’illusion. Le sol se dérobait sous ses pieds. Elle secoua la tête, du dégoût dans les yeux. « C’est donc ça le prix à payer pour survivre ? Tuer, piller, tromper, appliquer la loi du plus fort ? Pourquoi ma propre vie vaudrait-elle plus que celles que j’ai ôtées ? Pourquoi est-ce que je devrais avoir le droit d’être heureuse, de profiter des miens alors que des êtres humains sont morts par ma faute, que des êtres humains sont morts tout court ? Pourquoi est-ce que moi j’ai le droit de vivre ? Pourquoi aurais-je même le droit d’avoir envie de vivre ? On ne vaut pas mieux que les rôdeurs, au moins eux ne tuent pas en toute âme et conscience. » Jane s’interrompit, prit une grande inspiration, compta jusqu'à cinq puis expira. Laissant son regard fuir au loin, elle poursuivit d’un ton calme, presque désabusé. « Je continue à survivre, à piller, à tuer, guidée par mes putain d’instincts primitifs, mais au moins je n’ai pas l’hypocrisie de prétendre que tout est comme avant, je n’ai pas l’hypocrisie de prétendre que je mérite encore le respect que l’on doit à un être humain. »

Raffael eu toutes les peines du monde à ne pas exploser. Ce que Jane venait de raconter était horrible en soi et il pouvait aisément comprendre à quel point ça la révoltait. Cependant, sa sœur avait omis quelque chose, une chose si importante qu’il n’osait croire qu’elle n’ait pu y penser dans son raisonnement. Ou alors l’esprit de sa sœur était dérangé au point qu’elle ne pensait tout simplement plus. Il refusait de croire ça, il refusait carrément de croire que Jane avait pu perdre l’esprit à ce point. Elle était entre lui et Kaleb. Il la saisit doucement par les bras pour qu’elle le regarde bien en face.

- J’ai tué, Jane. Pas par instinct de survie. J’ai fait exploser des gens parce que la sécurité de mon pays en dépendait, mais rien ni personne ne m’a obligé à le faire. Kaleb aussi a dû tuer, même si son rôle à lui était plus de guérir les blessés. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire Jane? Et ne viens surtout pas me dire que ce n’est pas pareil.

Il regardait toujours sa sœur dans les yeux.

- J’ai fait des bombes qui ont tués nombreux innocents, ça veut dire que tu m’as toujours vu comme un monstre qui ne méritait pas de vivre, d’être heureux? Je ne mérite pas de vivre avec les miens à cause de ce que j’ai fait? Est-ce que tu sais à quel point ce que tu dis je l’entends et le comprends? Es-tu consciente que nous avons tué nous aussi Jane? Nous ne l’avons pas faire pour le plaisir, nous avons choisi d’aider les autres à survivre. Nous avons choisi de survivre quitte à devoir tuer.

Il se passa la main au visage, regarda sa sœur avant de déposer un baiser sur son front.

- Je suis désolé que tu croies ne pas avoir le droit d’être heureuse. Je suis désolé que tu ais eu à tuer quelqu’un, Jane. J’aurais voulu être là plus rapidement et pouvoir le faire pour toi, t’épargner un tel calvaire. Je serais prêt à tuer et à mourir pour toi, Jane. Pour tous les membres de ma famille. Je ne me considère pas un monstre pour autant, mais je comprends maintenant qu’à tes yeux c’est ce que je suis. Je suis un monstre, tout autant que celui que tu penses être. Ce qui s’applique à toi, s’applique à moi, tu saisies?

Il relâcha sa sœur et se redressa. Il regarda son frère et secoua la tête. Il abandonnait. Il ne pouvait plus faire ça. Il ne pouvait plus tenter de la convaincre. Il s’était vu à travers les yeux de sa sœur. Ce qu’elle racontait, c’était ce qu’il avait été dans sa vie avant l’arrivée des zombies. Dans ce temps-là, elle le prenait pour un héros et maintenant, elle faisait exactement ce qu’il avait fait et elle se voyait comme un monstre.

- Kaleb a dû tuer Seth, Jane. Tu sais, Seth, son témoin, celui qui t’a fait danser au mariage? Celui que Kal connaissait depuis tout petit. Tu crois que ça été facile pour lui de le faire, Jane? Tu ne crois pas qu’une partie de son âme est partie avec cet homme qu’il considérait comme un membre de notre famille?

Il regarda Kaleb. Oui, il savait que Kal regretterait toujours ce jour funeste, mais il l’avait fait. Il ne pouvait pas laisser son ami ainsi et ne pouvait pas non plus laisser quelqu’un d’autre mettre un terme à sa situation. Kaleb avait fait ce qu’il avait à faire. Et dans pareille situation, Raffael ferait exactement la même chose.

- On a tous notre lot de morts, Jane. C’est tout ce que je peux te dire. Je ne peux plus rien faire pour toi, tant que tu ne décideras pas d’accepter la situation, d’accepter que tu le fais pour vivre et non pas pour le plaisir. J’en suis désolé.

Il s’éloigna lentement, il alla s’appuyer sur le mur opposé, croisant les bras sur sa poitrine. Il était blessé, mais jamais il ne pourrait l’admettre devant elle. Il ne pouvait plus rien pour sa sœur et il avait envie de pleurer comme un enfant. Mais il était un homme et il ne laisserait rien se déverser. Il ne démontrait pas à quel point il était affecté par la situation.

Dire qu’il n’avait jamais cru que ce serait aussi difficile. Non, il avait cru que Jane resterait avec Alicia et qu’elles se protégeraient l’une l’autre. C’était ce qu’il avait cru, le coup au cœur lorsqu’il avait su que Jane était seule dans la nature à vouloir se débrouiller. Il avait respecté ce choix, il avait fait en sorte de veiller sur elle malgré tout, mais en lui laissant toute la marge de manœuvre dont elle avait besoin. Il regardait sa sœur maintenant et voyait une inconnue. Où était passé Jane, SA Jane. Celle qui les adorait Raffael et lui, qui tremblait chaque fois qu’ils partaient en mission et qui ne les lâchait plus dès qu’ils remettaient le pied en sol Américain. Il écouta Raffael, le visage fermé à toutes nouvelles émotions. C’était dur, dur d’entendre son frère parler ainsi à sa sœur, dur de savoir qu’il avait raison. Jane ne pouvait que les voir comme des monstres. Elle avait raison en quelque sorte, mais eux, avaient choisi de vivre heureux tout en étant des monstres.

Il regarda son frère s’éloigner un peu, Raffael avait besoin de prendre du recul, c’était ce qu’il comprenait de son geste. Kaleb regarda Jane, la jeune femme s’était durcie pendant son discours, maintenant que ressentait-elle? Kaleb avait tué son meilleur ami, celui qu’il connaissait depuis ses huit ans, celui avait qui il avait fait ses premiers mauvais coups, celui avec qui il avait repris le droit chemin. Oui, car quand Kal et Raffael avaient annoncés à Seth qu’ils s’engageaient tous les deux, il avait suivi. Lui aussi voulait faire la fierté de son père plutôt que d’être l’épine dans le pied de ce dernier. Il eut un soupir et secoua la tête.

-Je tombe de haut je dois l’avouer. Moi qui me suis toujours vu comme un héro dans tes yeux, je comprends maintenant ce que je suis. Je veux que tu sache quelque chose cependant Jane. Quelque chose d’important pour moi.

Il s’approcha un peu de sa sœur, comme il l’avait fait plutôt. Il ne la toucha pas cependant, Raffael l’avait saisi par les bras et il savait que malgré le fait que son frère avait été doux, Jane ne voudrait pas qu’il l’entrave comme son cadet l’avait fait.

-J’ai tué Seth de mes mains, je n’aurais pas laissé Raffael le faire pour moi. C’était mon ami, mon devoir de le délivrer. C’était à moi et à personne d’autre de le faire. Tout comme se sera à moi, à Raffael ou Ally de t’achever si nous te croisons dans cet état.

Il détestait la tournure de cette conversation, mais il avait encore tellement à dire à sa sœur. Il voulait tellement qu’elle comprenne.

-Tu sais Jane, des gens que nous aimons, nous allons en tuer beaucoup. Mackenzie et moi, nous nous sommes fait une promesse. Si je suis infecté, elle doit me tuer avant que je ne me transforme. Je dois faire la même chose pour elle. Tu comprends ce que ça implique Jane?

Il laissa un petit silence pour qu’elle puisse bien comprendre l’importance de ses propos avant de continuer.

-Ça veut dire que si ma femme est infectée, je devrais la tuer alors qu’elle a encore toute sa tête et conscience Jane. Je devrai le faire, alors qu’elle sera consciente que je la tue. C’est un calvaire que je lui ai promis de m’infliger car c’est ce que l’on fait pour les gens qu’on aime. Elle m’a fait la même promesse pour les mêmes raisons.

Raffael ne connaissait pas cette partie de leur marché à Mac et lui. Il venait de l’apprendre en même temps que sa sœur. Il n’en avait pas parlé, c’était intime. Il le faisait devant Jane pour qu’elle comprenne que leurs choix de vie ne seraient plus jamais faciles. Il avait encore une autre histoire à raconter, celle-là, Raffael en connaissait quelques bribes, mais pas tout encore là.

-Il y a trois mois environ, Raffael a dû rester à la base, il était malade. Nous sommes sortis, Mackenzie, Amy, Hunter et moi. Ce jour-là, Amy, tu sais la petite Amy tout mignonne que tout le monde à envie de protéger même toi, et bien elle a dû faire face à son pire cauchemar cette journée là. Elle a dû abattre cet enfant qu’elle cherchait depuis le début de ce mauvais rêve. Celui qu’elle avait eu comme premier cas lorsqu’elle a commencé comme travailleuse sociale. Ce petit garçon qu’elle voyait une fois par semaine, juste parce qu’elle trouvait agréable de parler avec lui et qu’il avait tant besoin de quelqu’un de stable dans sa vie? Tu te souviens Jane? Elle nous en parlait souvent. Et bien, cet enfant, qui avait à peine huit ans, elle la trouvé ce jour-là. Mais il était trop tard pour lui. On ne sait pas s’ils leur restent un soupçon de conscience quand ils se transforment, ou c’était simplement une coïncidence, mais il est venu droit vers elle Jane. Nous étions tous là, j’étais celui qui était le plus près, mais c’est vers elle qu’il est allé.

Il s’en souvenait comme si c’était hier. Raffael avait demandé ce qui s’était passé, Amy avait simplement répondu qu’elle avait dû tué quelqu’un qu’elle connaissait et qu’elle ne voulait plus jamais en parler. Kaleb avait respecté ce choix et ni lui, ni Mac, ni Hunter n’avaient jamais raconté cette histoire.

-Hunter à voulu s’interposer. Je l’ai arrêté. Peut-être que j’ai eu tord, mais je crois qu’Amy a compris pourquoi. De toute façon, je ne suis même pas sur qu’elle se soit aperçue de mon geste. Elle regardait le garçon venir vers elle et elle a abattu sa machette comme nous le lui avions appris. Je me souviens encore du bruit, c’était un son affreux, pire que d’habitude on aurait dit. Elle a dû s’y reprendre à trois ou quatre fois avant qu’il ne tombe inerte à ses pieds. Si elle avait été en difficulté, je n’aurais pas hésité à l’aider. Mais elle ne l’était pas. Elle devait le faire, pour elle. Raffael dit qu’il aurait tué à ta place, pas moi. Non pas parce que je veux que tu deviennes un monstre Jane, mais parce que ceux qu’on aime mérite qu’on les délivres de cet état monstrueux. Il mérite que ce soit par la main de quelqu’un qui les aime.

Il s’arrêta là. Ensuite, il ne fit que tendre la main et regarda sa sœur à nouveau dans les yeux le plus sérieusement du monde.

-Entre monstres, il faut s’entraider Jane et autant que ce soit quelqu’un que tu aimes qui te tende la main. Alors prend-là, prend-là avant que je ne puisse plus le faire car une personne qui m’aime aura mis fin à mon cauchemar.

Il reste là, la main tendue vers sa petite sœur.

Jane détestait la tournure que prenaient les événements. La révolte qui la secouait lui demandait énormément d’énergie, de l’énergie dont elle ne disposait pas. Elle lisait dans la réaction de ses frères qu’elle s’embourbait, qu’elle choisissait mal ses mots, qu’elle ne parvenait pas à exprimer avec précision ce qui la tourmentait. Raffael lui prit les bras. Elle résista quelques instants même si elle savait que c’était d’avantage de la situation que de lui qu’elle était prisonnière. Entendre de la bouche de son frère qu’elle pourrait l’avoir toujours considéré comme un monstre et réaliser que Kaleb partageait certainement cette impression lui coupa la respiration et lui fendit le coeur. Elle se sentait happée vers le sol, elle avait envie de tomber à terre. La jeune femme concentra toutes ses forces pour rester sur ses deux jambes.

Oui, ses frères avaient été soldats. Oui, ils avaient tué. Non, ce n’était pas pareil. Elle ne le dirait pas, mais ce n’était pas pareil. Lorsqu’ils tuaient, auparavant, ils tuaient en uniforme. Ils le faisaient non pas en leur nom propre mais en celui de leur pays, en vertu de valeurs supérieures. Ils s’effaçaient derrière leur fonction, quoi que cela puisse leur en coûter, sans en retirer de bénéfice direct. C’était une forme suprême d’abnégation. Désormais, le contexte les poussait tous à tuer pour leur seul propre intérêt, qu’il s’agisse de survie ou de confort. C’était le contraire de l’abnégation. Dans l’absolu, cela ne changeait absolument rien. Une vie restait une vie. Toutefois, dans ce monde, tout est relatif. Chaque acte est interprété à travers un prisme. Ses frères avaient eu le temps de façonner le leur durant toutes leurs années à l’armée, ils avaient appris à rationaliser les actes horribles qu’ils étaient amenés à commettre. La transition en avait probablement été plus douce. Désormais, la terre entière était devenue leur ligne de front et le groupe de l’hôpital leur bien communautaire. Quant à Jane, les seuls combats qu’elle avait connus avant tout cela étaient les combats d’idées. Le prisme de la jeune femme était parfaitement adapté au monde de l’abstrait, des nuances, du sensible, à tout ce raffinement intellectuel dont les sociétés évoluées peuvent se targuer lorsque la survie de tous ou du moins de la majorité semble acquise. Tout cela était désormais bien superflu et ce qui était autrefois une de ses grandes qualités était devenu son plus lourd handicap. Quoi qu’il en soit, elle n’avait jamais voulu se poser en grande moralisatrice dont le jugement serait applicable à tous les hommes. Elle était simplement prisonnière de son putain de prisme, bien trop réfringent pour le monde d’aujourd’hui. Voilà ce qu’elle avait tenté d’exprimer, si maladroitement. Raffael déposa un baiser sur son front. Elle ferma les yeux quelques secondes. Il ne comprenait pas. Elle était heureuse que son frère n’ait pas tué Warren à sa place. Si tel avait été le cas, elle n’aurait probablement pas pu s’empêcher de lui en vouloir au plus profond d’elle-même, rien qu’un peu. Cela aurait été profondément injuste. Elle préférait s’en vouloir à elle-même.

Raff lui apprit que Kaleb avait dû tuer Seth. A l’évocation de cette nouvelle, un frisson la parcourut. Elle tourna son regard vers son aîné, les yeux remplis de tristesse. Elle ne pouvait que comprendre à quel point cet acte avait dû être lourd de conséquences. Warren. Warren en profita pour s’infiltrer dans son esprit. L’espace d’un instant, sa conscience se suspendit. Elle voyait le sang de sa carotide lacérée gicler sur son propre top. Elle voyait son cerveau se répandre hors de sa boîte crânienne. Sa respiration se saccada et elle sentit la panique l’envahir, comme si elle revivait la scène de l’intérieur. Elle mit plusieurs secondes à se calmer. Kaleb avait alors pris la parole. Il semblait plus calme que son cadet qui avait préféré s’isoler, mais néanmoins tout aussi affecté. Il parla longuement, de Seth, du pacte conclu avec Mackenzie. Il avait tellement bien rationalisé la situation que c’en était presque esthétique. Il parvenait à justifier le fait de mettre une balle dans la tête de sa femme vivante mais il parlait d’un calvaire qu’il n’avait pas vécu. Son aîné lui conta ensuite comment Amy avait dû achever un petit garçon qu’elle connaissait. C’était effroyable, bien évidemment. Toutefois, elle n’avait pas tué l’amour de sa vie. Jane tiqua lorsque Kaleb lui exposa sa théorie selon laquelle les hommes méritaient d’être achevés par la main de quelqu’un qui les aime plutôt que par celle d’un autre, expliquant qu’il avait empêché Hunter de s’occuper lui-même du gamin. Le monde était devenu tellement tordu.

Son grand frère lui tendit la main. Elle ne savait guère ce que cela impliquait mais avant d'entreprendre quoi que ce soit, elle tenait à mettre un point au clair : « Qui suis-je pour vous accuser d’être des monstres ? Jamais je ne me le permettrais. Peut-être que nous le sommes tous mais qui reste-t-il dans ce monde pour en décider ? Je ne porte pas de jugement de valeur. Le bien, le mal, les monstres, les anges, je ne sais même pas si ça existe encore. C’est mon coeur qui parle, pas ma morale. Je ne peux pas m’empêcher de me détester. » Jane s’avança ensuite vers son frère, entoura sa main tendue des deux siennes puis la serra de toute la force qu’il lui restait. Ce n’était probablement pas le geste auquel il s’attendait mais c’en était un, tout de même. Jane fonctionnait ainsi désormais, toujours dans la nuance, préférant ne céder que des réponses incomplètes, des « oui mais », des « peut-être », sans jamais trop s’avancer de peur de ne pas pouvoir tenir ses promesses ou de se retrouver coincée. Elle regarda Kal dans les yeux, parlant assez fort pour que Raff puisse l’entendre distinctement. « Vous avez toujours été des héros, mes héros, et vous le serez toujours. Vous arrivez à mettre vos émotions, vos peurs, vos tourments de côté pour l’intérêt commun, pour faire ce qu’il y a à faire. Kal, tu es prêt à tuer ta femme de son vivant, tu le dis presque sans sourciller. Tu te rends compte à quel point tu es fort ? C’est grâce à des gens comme vous que l’espèce humaine survivra, si elle survit. » La jeune femme se rapprocha encore, portant la main de son frère à hauteur de son coeur. « Kal, je suis terriblement désolée pour Seth. Vous arrivez à faire vos deuils, à mettre un pied devant l’autre, à faire des projets, à rester vous-mêmes… »

Une douleur intense l’envahit soudain. Elle avait envie de crier, de hurler jusqu’à ce que sa voix se brise. Le manque de l’homme qu’elle aimait lui déchirait les entrailles, c’était abominable. Elle aurait voulu qu’on la sédate voire qu’on l’achève. Elle avait trop parlé, elle avait trop écouté, elle avait trop réfléchi. Trop de sentiments en trop peu de temps. La boîte de Pandore n’avait pourtant été qu’entrouverte, elle ne faisait qu’entrevoir la peine immense qui faisait rage en sourdine, se déchaînant et détruisant tout sur son passage comme un océan noir en pleine tempête. Jane sentait qu’elle allait s’écrouler. Elle posa la tête contre l’épaule de son aîné et murmura : « … moi je n’y arrive pas. » Elle marqua une pause de plusieurs secondes. Tout cela l’épuisait. Elle avait envie de renoncer, de se laisser aller, d’arrêter de se battre, quoi que cela puisse impliquer. « Je n’ai pas envie de mourir mais je ne sais pas si j’ai envie de vivre. Peut-être que tu as raison Raff, peut-être que vous ne pouvez rien faire pour moi. Peut-être que je ne suis pas faite pour ce monde, peut-être que c’est dans ma nature d’être faible. » Et chacun savait ce qu’il advenait des faibles ici-bas.

Raffael écouta son frère parler. Raconter comment il en avait été réduit à  tuer Seth et comme quoi c’était son devoir à lui de le faire et à personne d’autre. Il comprenait le fondement, il n’était peut-être pas d’accord sur toute la ligne, mais ça c’était son point de vue à lui. Raff sourcilla lorsqu’il entendit la promesse que Mac et Kal s’étaient faites. Seigneur, il savait avant même qu’il explique à Jane ce que ça impliquait. Ça voulait dire que si l’un d’eux était sur le point de mourir, sur le point de devenir une bête après sa mort, l’autre l’achèverait et devrait détruire ensuite son cerveau. Il croisa les bras sur sa poitrine. Bien sûr, là encore il comprenait, mais seigneur, il savait qu’autant pour Kaleb que pour Mackenzie, ce serait plus qu’un calvaire de le faire. Pourquoi ne pas laisser cette tâche à lui ou à Hunter? C’était s’infliger une souffrance épouvantable. Encore là, il pouvait comprendre que son frère ait envie de le faire, par amour. Mais c’était difficile. Difficile à accepter.

Raffael tendit l’oreille lorsque son aîné raconta l’histoire d’Amy. Il se passa la main au visage en entendant les détails. Sa petite blondinette avait dû sacrément déguster ce jour-là. Elle aimait cet enfant de tout son cœur. Déjà qu’abattre un enfant de huit ans était difficile, quand c’était un enfant que vous aviez connu et aimé, ce devait être une véritable torture. Il comprenait que son frère – ou les autres – ne lui en ait pas parlé. Il avait compris qu’il s’était passé quelque chose de grave cette journée-là, mais il était loin d’imaginer à quel point. Il tourna la tête vers son frère et sa sœur lorsque Kal tendit la main à Jane. Il espérait sincèrement qu’elle la prendrait. Il voulait qu’elle le fasse. Le souhaitait de toutes les fibres de son être. Sa petite sœur avait besoin d’eux et il avait besoin d’elle. Il était incapable de lui dire à quel point il avait besoin qu’elle vive. Il avait pourtant essayé un peu plus tôt, mais elle n’avait pas compris l’ampleur. Ou bien peut-être que c’était lui qui ne pouvait pas comprendre la force du mal de vivre de sa sœur?

Il écouta Jane parler, il écoutait ce qu’elle disait. Et même s’il restait en retrait, il n’en perdait pas une miette. Il faillit presque pousser un soupir de soulagement lorsqu’elle prit la main de Kaleb entre les siennes. Elle ne viendrait peut-être pas avec eux, mais il y avait toujours de l’espoir, elle venait de le lui prouver en prenant la main tendue de Kaleb. Après avoir mentionné qu’ils seraient toujours ses héros, elle indiqua qu’elle n’arrivait pas à être forte face aux horreurs qu’elle avait faites et ferait encore. Face aux morts qu’elle avait dû causer. Elle s’adressa directement à lui en disant qu’il avait peut-être raison de dire qu’ils ne pouvaient rien pour elle. Il avait envie de lui crier qu’il ne voulait pas qu’elle lui donne raison. Elle termina en disant que c’était probablement dans sa nature d’être faible. Il se redressa et la regarda droit dans les yeux, ses bras raides longeant son corps, les poings légèrement serrés. Il lui dit d’une fois neutre, mais qui ne laissait aucune place à l’hésitation ou à la contradiction.

- Tu n’as jamais été faible Jane, tu es une nature forte. Tu es une Birmingham.

Il n’était pas dans la nature de leur famille d’être faible. Les filles étaient fortes, elles avaient toujours enduré leur départ avec la plus grande dignité même si elles crevaient de peur pour eux. Elles avaient soigné leur père qui souffrait grandement, il ne se plaignait jamais et les filles non plus. Pourtant il savait à quel point ça avait été difficile autant pour le paternel que pour les filles de voir dépérir leur père. Non, jamais il ne permettrait qu’elle se dise de nature faible, elle était loin d’être faible.

Il sentit une chaleur l’envahir lorsque sa cadette prit sa main entre les siennes. Il ne sourit pas car la situation ne se prêtait pas à ça. Mais on pouvait lire le soulagement sur son visage, il en était presque sur. Elle ne pouvait pas s’empêcher de se détester, mais eux étaient des héros. Elle lui parla de Seth, dont il avait gérer la mort, de comment il parlait d’achever Mac de son vivant si elle était à l’agonie et un zombie en devenir. Elle amener sa main à lui vers son cœur. Jane n’avait pas eu de geste aussi personnel avec lui depuis tellement longtemps. Elle lui expliqua qu’elle n’arrivait pas à faire son deuil. Il su qu’elle avait dû tuer quelqu’un d’important dans sa vie, mais il n’allait pas bloquer cet élan de « lucidité » de sa sœur. Il la laissa parler sans dire un mot, il la laissa poser sa tête sur son épaule. Il entoura la taille de la jeune femme de son bras libre, l’un de ses mains prise entre celle de sa sœur. Il posa sa joue sur les cheveux de la jeune femme et l’étreignit doucement contre lui.

Il allait répondre à la jeune femme qui disait qu’elle était probablement faible de nature, lui dire que ce n’était pas vrai. Mais son frère le prit de court et répondit pour lui. Elle n’était pas faible et son argument le plus fort se dit en quatre mots : Tu es une Birmingham. En effet, les Birmingham n’étaient pas des petites natures et ils étaient loin d’être faible, que ce soit les parents, les deux hommes ou les deux cadettes, ils avaient tous une force incroyable, mais cette force passait par leur lien si serrer. Jane n’était pas faible, elle avait besoin de retrouver les siens pour refaire ses forces. Tout simplement. Il l’étreignit plus fort contre lui et déposa un baiser sur son front encore. Il aurait pu passer le reste de la journée à faire ça. Ça lui faisait un bien fou.

-Raffael a raison ma chérie, tu es forte. Tu as toujours été forte et tu le seras toujours. Tu as juste besoin de nous pour te le rappeler.

Il sourit à la jeune femme. Elle s’était déjà endurcie, il le voyait. Elle vivait seule depuis tous ses mois. Non, elle n’avait pas envie de mourir, c’était une évidence. Elle devait simplement retrouvé le chemin vers l’envie de vivre, la joie de vivre. Il lui parla doucement.

-Allez, prend ton sac et viens avec nous Jane. Tu verras, après une bonne nuit de sommeil, l’estomac remplit tu réfléchiras mieux et tu retrouveras un peu de cette force qui se cache en toi.

Il leva la main qu’elle tenait entre les siennes et embrassa le dessus de la main de la jeune femme.

-J’ai besoin de toi, Raffael aussi a besoin de toi. Ne nous refuses pas ça.

Il se déplaça légèrement pour que Jane puisse voir Raffael correctement. Raff ne le dirait pas, mais il avait besoin de sa petite sœur autant que Kal en avait besoin. Ils en avaient besoin tous les deux, vivre loin d’elle était insupportable. Ally était avec son copain, elle allait bien, il le savait. Jane… c’était différent et il avait besoin de savoir qu’elle allait bien physiquement du moins.

Jane  resta un long moment silencieuse, immobile, serrant la main de son frère comme une enfant. Elle savait qu’elle en paierait probablement les conséquences tôt ou tard mais baisser sa garde et se laisser ainsi aller lui faisait tellement de bien qu’elle aurait voulu que ce moment dure une éternité. Une éternité loin de ce monde barbare, loin de la violence qui érodait chaque jour davantage ce qu’il lui restait d’innocence, loin des vautours qui tournaient au dessus d’elle comme un nuage sombre. Blottie ainsi contre son frère, la jeune femme ne sentait presque plus le poignard du deuil déchirer ses entrailles, comme si elle était sous l’effet d’une douce anesthésie. L’espace d’un instant, Jane pensa à l’après. Elle pensa au déchirement de leurs prochains adieux. Elle le savait, plus leurs retrouvailles se prolongeraient, plus la séparation serait douloureuse. Certes, il y avait une autre option : celle de ne jamais partir. Jane ne voulait pas même l’envisager, craignant de revivre l’enfer de la route vers Houston.

Ses deux frères lui rappelèrent tour à tour qu’elle était forte, comme une vraie Birmingham. Jane se mordit la lèvre inférieur. Dans un sens, elle reconnaissait l’être. Elle avait su résister à la faim, à la soif, à ses blessures, elle avait passé des nuits à errer dans la ville entourée de rôdeurs sans perdre son sang froid, elle avait trouvé la force d’appuyer sur la gâchette pour sauver sa peau. Une partie d’elle s’accrochait farouchement à la vie, elle était une survivante. Jane était prête à affronter tous les dangers venant de l’extérieur. En revanche, elle se sentait parfaitement incapable de regarder ses démons intérieurs dans les yeux. Parfois, elle en percevait quelques émanations comme on croise une silhouette dans un miroir. Aussi furtifs soient-ils, ces contacts avec son inconscient la mettaient dans tous ses états. Ainsi, elle n’osait imaginer ce qu’il se passerait lorsqu’elle exploserait complètement car, il fallait bien l’admettre, ce moment finirait par arriver, d’une façon ou d’une autre.

Kaleb l’invita à nouveau à les suivre. Jane commençait doucement à considérer cette option comme une bonne idée, pour ce soir-là du moins. Passer la nuit seule après une telle conversation serait fort dangereux, elle passerait probablement des heures à en décortiquer chaque réplique ce qui demanderait énormément de concentration à son cerveau. Or, en ces temps troubles, laisser son attention se disperser du danger imminent que représentent les rôdeurs peut aisément vous coûter la vie. Elle n’était pas psychologiquement en état d’affronter une nuit d’attente ou d’errance. Elle pouvait contrôler sa faim, sa soif, même sa douleur physique mais lorsque son esprit décidait de prendre le dessus et de lui imposer de longues heures de ruminations, lutter devenait réellement compliqué.

Son aîné lui embrassa la main tout en lui disant que lui et son cadet avaient besoin d’elle. Chacun de ces gestes d’affection, chacun de ces mots la perturbait grandement, la mettant face à ses contradictions, entre les barrières que sa raison jugeait nécessaire d’ériger et la proximité dont son coeur manquait cruellement. La jeune femme décida de remettre ses dilemmes au lendemain et d’arrêter de trop réfléchir pour quelques heures, même si elle doutait profondément de sa capacité à tenir cette résolution. Jane tourna la tête et plongea ses yeux dans ceux de Raffael qui était toujours en retrait. Si Kaleb et elle utilisaient beaucoup les mots, c’est ainsi que la jeune femme communiquait avec le second de la fratrie. Les yeux. Son regard était calme, presque apaisé, comme si le fait d’être dans les bras de son frère l’avait transformée. Elle esquissa un discret sourire. « Ok. Je viens.» Jane se dégagea de l’étreinte de son aîné. « Laissez-moi récupérer mon couteau suisse, j’en ai pour un instant. »

Jane quitta le couloir et pénétra à nouveau dans la salle de détente. Elle se dirigea vers le chauffe-eau à proximité duquel elle avait posé l’objet. Sur le chemin, elle s’accouda quelques instants sur le plan de travail. Elle se sentait sonnée, vertigineuse. Elle savait qu’elle aurait du mal à encaisser cette conversation, elle s’en voulait encore d’avoir laissé entendre à ses frères qu’ils étaient des monstres. Par ailleurs, elle appréhendait son arrivée à l’hôpital. Elle était seule depuis tellement longtemps qu’elle était devenue quelque peu asociale. Par ailleurs, elle ne pouvait s’empêcher de culpabiliser concernant les ressources dont elle allait bénéficier sans qu'elles lui appartiennent. Soudain, elle sentit quelque chose lui saisir la cheville. Déséquilibrée, elle tomba à terre, emportant avec elle la moitié de ce qui se trouvait sur le plan de travail. Elle se retourna en fléchissant la jambe et put alors apercevoir distinctement le joli minois d’un zombie dont le torse dépassait d’un meuble de cuisine. Jane attrapa une bouteille en verre tombée au sol, la frappa contre le carrelage puis l’enfonça dans l’oeil du rôdeur. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois. Sans sourciller, comme si un automate s'était emparé de son enveloppe corporelle.

Jane acceptait de les accompagner. Raffael n’osait en croire ses oreilles. Oh, il ne se faisait pas d’idées, il savait très bien qu’elle pouvait changer d’avis rapidement, qu’une fois hors de ce bâtiment, elle pourrait être tentée de leur fausser compagnie. Ce n’était pas dans l’intérêt de Jane d’agir de la sorte parce que Raff se lancerait à sa poursuite. Et quand il l’aurait rattrapée – parce qu’il savait qu’il y arriverait sans mal – il la jetterait sur son épaule et ne la lâcherait pas. Pas tant qu’ils ne seraient pas en sécurité à l’hôpital. Sa sœur était une petite maline qui avait toujours su comment obtenir ce qu’elle voulait, n’hésitant pas à ruser si nécessaire. Alors oui, Raffael se montrerait méfiant. Des années passées à grandir auprès de quelqu’un avaient parfois du bon.

Finalement, peut-être devrait-il prendre l’habitude de laisser Kaleb faire les discours. De toute évidence, c’était lui qui venait de faire changer d’avis Jane. Il était donc bien plus convaincant que Raff ne saurait jamais l’être. D’un autre côté, Kal était plus réfléchi que lui, plus discipliné, moins… moins quoi? Il s’emportait moins facilement. D’un autre côté, avec la femme qui était la sienne, Kaleb avait besoin d’une patience à toute épreuve. Une patience que Raffael n’avait pas. On disait qu’on pouvait apprendre à l’être, à développer une certaine tolérance, mais Raff savait qu’il n’avait pas ça en lui. C’était sans aucun doute la raison de la crise qu’il avait piquée un peu plus tôt. Mais il fallait le comprendre aussi! Il en avait assez de voir Jane se tuer à petit feu comme elle le faisait depuis des mois! Ç’aurait été Alicia qui aurait eu un comportement si autodestructeur que Jane aurait été la première à être sur son cas!

En son for intérieur, Raff espérait que Jane accepterait de passer plus d’une nuit avec eux. Kaleb aurait besoin d’un peu plus de temps pour la remettre sur pied et Raff souhaitait vraiment que sa sœur retrouve la pêche avant de se remettre en mode vagabond. L’homme eut une idée qu’il se décida à appliquer dès le lendemain matin. Sitôt le soleil levé, il irait jusqu’à l’hôtel et demanderait à voir Ally. Il n’aurait aucun mal à la convaincre de venir avec lui afin de voir Jane. S’il y avait encore quelqu’un que Jane accepterait peut-être d’écouter, c’était bien sa jumelle. Ces deux-là étaient connectées depuis toujours. C’était un phénomène qu’il n’avait jamais compris, mais toujours envié. Il aurait aimé comprendre ce qui se passait dans la tête de son frère ou même de ses sœurs avec un seul regard.

Mais pourquoi continuait-il à se prendre la tête ainsi? Elle avait accepté de venir avec eux, n’était-ce pas déjà un pas de fait dans la bonne direction? Il devrait s’en contenter pour le moment. Et continuer à espérer que sa sœur retrouverait ses sens avant qu’il ne soit trop tard. Parce qu’il avait été catégorique plus tôt : il arrêterait de se battre pour Jane si elle-même ne se battait pas aussi. Il en avait plus que marre de se débattre dans ce merdier alors que la principale intéressée semblait avoir bel et bien baissé les bras. Mais il chassa ses sombres pensées de sa tête lorsqu’il entendit sa sœur dire qu’elle allait chercher son couteau. Sans rien dire, il la laissa faire, mais son sang ne fit qu’un tour quand il entendit du remue-ménage dans la pièce. Alors sans plus réfléchir, il posa la main sur sa machette et entra à son tour. Pour voir sa sœur se déchaîner sur un monstre.

Il ne prit pas le temps de réfléchir une seule seconde avant de passer à l’action. Raffael attrapa sa sœur par le bras et la tira derrière lui pour l’éloigner de la bête. Après quoi, il se mit à la pousser devant lui pour la faire sortir du bâtiment. Ils n’avaient que trop traîné. Même s’il n’y avait qu’un rôdeur, qu’il la savait capable de se débrouiller, son instinct pris toute la place. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il voulait la tenir loin de ça. Qu’elle lui en veuille ou non par après, Raff s’en fouttait bien. Quant à Kaleb, il était en mesure de se débrouiller avec une seule saleté. A supposé que Jane ne l’ait pas déjà éliminé. Ce n’était pas comme s’il l’avait laissé seul aux prises avec une dizaines de ces machins écoeurants. Mais d’après ce qu’il avait eu le temps de voir, Jane lui avait bien fait sa fête. Elle ne l’avait pas zigouillé, mais elle s’en était donnée à cœur joie.

- A quoi tu joues, bon Dieu? cria Raffael à sa sœur en la lâchant quand ils furent sur le parking extérieur.

Raff tentait de maîtriser sa colère, mais c’était beaucoup plus difficile qu’il ne l’aurait cru. Mais la question se posait : pourquoi s’amusait-elle à frapper la bête avec un bout de verre plutôt que de le tuer rapidement? C’était quoi son problème?